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>>Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information, quelles responsabilités de l’école ?

16 septembre 2013

Le point de vue de l’association Enjeux e-médias, à travers l’intervention de son Président, Christian Gautellier lors de la Conférence nationale : Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information, organisée le 23 mai 20132, à Lyon par l’Inspection générale du ministère de l’Education nationale, l’ENS de Cachan et l’Ife.

L’école, oui mais pas toute seule…
Aujourd’hui, les pratiques numériques et médiatiques des jeunes se construisent principalement hors de l’école… La socialisation mise en œuvre au sein de l’école doit connaître celle induites par les industries médiatiques et s’articuler avec celle exercée par les parents1 …
La responsabilité de l’école est donc de faire le lien entre ces pratiques médiatique des jeunes, souvent très consuméristes et commerciales, et les apprentissages à finalité émancipatrice, dispensés dans les curricula scolaires. Cette responsabilité passe par la mise en place de passerelles, de ponts entre tous les acteurs, dans l’école et hors l’école, qui concourent à l’éducation critique des jeunes. Créer des complémentarités et une continuité éducative sur cette question des médias et de l’information est un impératif. De même, il est urgent de proposer systématiquement pour tous les enfants et les jeunes, à tous les niveaux d’enseignement, une formation d’éducation aux médias et à l’information …
Au-delà, institutionnellement, la responsabilité de l’Education nationale, est de s’inscrire dans une politique inter-institutionnelle, interministérielle, multi-acteurs. Elle doit faire émerger un lieu qui construise la cohérence entre les différents politiques publiques, Jeunesse, Culture, Famille, Economie numérique et les établissements qui ont des responsabilités et missions de service public tels le CSA, la CNIL, la Défenseure des enfants, le CNN… sans oublier la dimension européenne.


L’association Enjeux e-médias (Education, Médias, Information, Citoyenneté) a été créée à l’initiative de trois mouvements laïques d’éducation populaire : la Ligue de l’enseignement, les Ceméa, les Francas et d’une fédération de parents d’élèves : la FCPE2.
L’association a quatre objectifs. Promouvoir une éducation aux médias et à l’information, systématique, pour toutes et tous, tout au long de la vie. Défendre le droit des citoyens à une information de qualité, pluraliste et indépendante. Construire les bases d’un débat sur les moyens de co-réguler les médias à l’ère du numérique, avec l’ensemble des partenaires de la société civile, les Pouvoirs publics et les industries de contenu. Favoriser et soutenir la recherche scientifique sur l’éducation aux médias et à l’information citoyenne.

 Connaitre les pratiques numériques pour agir

La « culture » de l’information est devenue la forme privilégiée d’accès à ce qu’il convient désormais d’appeler l’ère numérique, laquelle a commencé vers 2006, avec l’avènement international de réseaux communautaires. Cette « culture » s’est complexifiée avec l’explosion des formes différenciées de l’information et une frénésie de communication à travers des interfaces technologiques toujours plus performantes. Pour pouvoir se projeter dans une éducation aux médias et une « culture » de l’information qui « fasse sens » pour le XXIe siècle, il faut avoir une vision de ce qu’est le "sujet numérique", de sa relation à l’information, de ses pratiques sociales formelles et non formelles, afin d’appréhender la manière de donner à ce citoyen numérique, la maîtrise de la société de l’information. Il s’agit là d’un enjeu de civilisation : comment construire une société numérique à dimension humaniste, pour répondre aux besoins de justice sociale et d’émancipation culturelle pour tous ?

Les jeunes ont migré sur les réseaux sociaux où ils se retrouvent entre "amis" ou "pairs", échappant aux relations des adultes, éducateurs et médiateurs. Or, leurs pratiques sur les réseaux pour enrichissantes et ludiques qu’elles paraissent, ne s’inscrivent pas moins dans des confusions problématiques en termes de liberté d’expression, de propriété intellectuelle ou de vie privée... De plus, la fracture numérique se creuse. Une minorité d’usagers utilise la majorité de la bande passante à haut débit et développe des usages enrichis. S’amplifient également, des relations asymétriques entre pourvoyeurs de plateformes d’origine américaine et utilisateurs de plus en plus jeunes. Il n’existe pas d’alternative européenne dans cette offre. Il y a là également un enjeu de diversité culturelle et de dialogue interculturel à l’échelle de notre continent.
À la fin du XIXe siècle, le défi était de passer d’une économie de production à une économie de consommation, en créant une structure sociale et culturelle d’appui adéquate. Depuis la fin du XXe siècle, au regard d’un projet de société citoyenne, il s’agit, dans cette ère numérique, de passer d’une économie de consommation, à une économie de participation, avec l’organisation culturelle et sociale y afférant.

 De quelques caractéristiques de l’ère numérique

Un certain nombre de caractéristiques sont désormais repérables dans le cyberespace. Elles correspondent à des inversions ou des rééquilibrages et induisent des accélérations de comportements, voire des changements de valeurs.

  • L’interaction (humaine) et l’interactivité (machinique) sont accrues avec l’architecture décentralisée du Web 2.0, qui permet une distribution de l’information et le partage des ressources.
  • Le comportement de l’usager, également contributeur de contenu et producteur d’information, se focalise sur l’extraction de l’information et sur son exploitation.
  • La culture alphabétique hégémonique est partiellement supplantée par la culture visuelle.
  • Les médias mutent ; aux fonctions traditionnelles du spectacle, s’ajoutent celles du service et toutes sortes de formats hybrides, entre fiction et information, apparaissent.
  • La plupart des activités quotidiennes, au foyer comme au bureau, passent d’abord par un accès ou par une connexion en ligne, avec des retombées ou non, hors ligne.
  • Le rôle "traditionnel" de l’école comme lieu de transmission et de reproduction des savoirs, est "percuté" par des pratiques de co-construction et de collaboration présentes sur les réseaux et s’appuyant sur une énorme bibliothèque universelle.

 Culture de l’information et paradigme de la participation

Paradoxalement, du fait du numérique, les technologies de l’information ont mené en partie, au paradigme de la participation, alors qu’elles avaient pour but, pour les initiateurs, de susciter encore plus de consommation. Mais celle-ci est souvent réduite à de l’auto-expression et de l’intimité extériorisée, sous des injonctions technico-commerciales permanentes. Or cette participation permettrait diverses formes d’expression : artistique, politique, culturelle et sociale... et aussi toutes sortes de formes d’engagement civique et citoyen. Mais pour passer de cette promesse à une réalité sociale dans les pratiques des jeunes, il y a nécessité de mettre en œuvre un projet d’éducation fort. Ceci est renforcé par le fait que cette participation se caractérise par plusieurs contradictions ou tensions. Ces dernières se manifestent dans de nombreuses questions de société, comme la liberté d’expression et de diffusion, l’identité, la dignité, la vie privée, la diversité, le droit d’auteur... Tout ne devant être réduit à une marchandise, dans les sphères de la vie publique ou privée, un défi apparaît, celui de protéger les acquisitions positives de la modernité en termes de démocratie : droits de l’Homme, sphère publique, liberté de la presse...

 Défis et obligations pour l’éducation

L’éducation à venir du XXIe siècle devrait consister à faire en sorte que le "citoyen numérique" et donc tous les jeunes, maîtrisent ces environnements et leurs usages, de manière consciente et critique. Il est indispensable que les jeunes comprennent que la plateforme ou le réseau numérique qu’ils utilisent, sont guidés par une intentionnalité incarnée par un autre sujet, le designer, dont la présence s’inscrit dans des langages de visualisation et de programmation ; et qu’ils sont par conséquent au cœur d’enjeux économiques et cibles de stratégies marketing de plus en plus élaborées et fondées sur le profilage de leurs données personnelles. L’ère numérique induit aussi des accélérations de comportements et des changements, qui font émerger d’autres pratiques, comme l’intelligence collaborative distribuée.

Un "illectronisme" excluant bon nombre de citoyens, peut se développer. Pour lutter contre, il va falloir, au-delà de la capacité à maîtriser l’information, inventer une éducation aux médias et à l’information globale et multi facettes, au regard de tous les supports (presses écrites, télévisions, ordinateurs, tablettes, téléphones, consoles, etc.) et contenus (actualités, fictions, diverstissements, publicités, services, jeux vidéos, etc.). Au sein de l’association Enjeux e-médias, nous avons une vision large de l’éducation aux médias et à l’information3 ; c’est-à-dire, qu’au delà du triptyque assez précis et connu de la critique, de la compréhension, du rapport à la création, on la situe également dans une approche économique, en lien avec une éducation à la consommation, avec des problématiques de citoyenneté, donc de droit, en référence à la Convention Internationale des Droits de l’Enfant et à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Cette dimension éducative et culturelle, au sein de l’association Enjeux e-médias nous la posons, dans un continuum éducatif, c’est-à-dire dans une cohérence entre tous les espaces éducatifs, de l’espace parental ou familial aux espaces non formels que peuvent vivre les enfants et les jeunes et évidemment, en l’articulant avec l’école, espace d’éducation formelle.

 Le fonctionnement de l’école, nécessairement revisité

C’est pourquoi, il faut fortement défendre, promouvoir une éducation aux médias, à l’information et au numérique, de manière systématique dès les premières situations d’éducation formelle, à l’école et tout au long de la vie, dans tous les espaces de loisirs périscolaires notamment, en prenant appui sur les pratiques numériques des jeunes.
Il faut redéfinir les compétences et la formation à apporter aux jeunes aujourd’hui pour qu’ils participent comme citoyens à notre société de l’ère numérique.
Mais, au-delà des apprentissages nécessaires, doivent être introduites également les dimensions institutionnelles et structurelles par rapport aux lieux d’éducation et en particulier par rapport à l’Ecole. Parce que, le fait de mettre en œuvre une éducation aux médias et à l’information au niveau des jeunes va questionner automatiquement l’organisation séculaire de l’école, « un enseignant, une classe, une heure », voire les espaces physiques et géographiques, en tout cas l’organisation de l’école. Les pédagogies d’une éducation aux médias et à l’information sont celles de l’Education nouvelle, des méthodes d’éducation active, en lien avec des démarches de projet, de production, demandant des alternances de temps longs de pratiques, elles posent le rapport au travail en équipe, dans des approches trans-disciplinaires4.

  Les lieux d’éducation non formelle également concernés

Aujourd’hui, la première des pratiques de loisirs des jeunes se déroule via les écrans. Une certaine concurrence s’installe entre les réseaux numériques où les jeunes sont largement présents et les structures de loisirs collectifs qui prônent l’importance de la rencontre, de la découverte de l’autre, l’agir à travers des activités de création, l’engagement et la prise de responsabilité. Toutes ces dimensions, les jeunes disent les trouver sur l’Internet et les réseaux sociaux. Pour l’éducation non formelle, il convient d’exercer une véritable vigilance afin de renforcer sa spécificité. Son projet est un projet d’émancipation, ses espaces ont pour ambition de participer à la construction citoyenne, en laissant une grande place aux initiatives des jeunes. Aux industries de programmes dominées par des logiques permanentes de séduction et de consommation, il faut opposer des projets qui ont du sens, ludiques et pédagogiques.

 Une co-régulation citoyenne nécessaire

Pour Enjeux e-médias, tout projet politique d’éducation aux médias et à l’information, doit s’articuler avec une présence dans les débats sur les questions de régulation. Il s’agit d’affirmer le rôle de la société civile, comme espace de rassemblement de citoyens organisés5. L’on ne peut pas, en tant que société civile, agir seulement en termes d’éducation, soit pour prévenir, soit pour réparer les dégâts qui sont faits par ailleurs, en amont, par les industries dites culturelles, que sont les industries numériques. Nous nous sommes organisés en conséquence... pour pouvoir intervenir auprès d’instances officielles, usant d’un droit de saisine, être partie civile sur certains dossiers... Il s’agit d’engager tout un travail en amont vers les industries médiatiques pour défendre les citoyens, et en particulier les jeunes, et s’inscrire dans les débats entre les pouvoirs publics et les industries. Ceci suppose qu’il existe encore une régulation publique, repérée, forte..., Or dans le cadre des politiques européennes aujourd’hui, la plupart des directives ont fait sauter tous les verrous de régulation. Nous faisons l’analyse politique que, dans une approche très libérale de la société, on laisse dans un face-à-face, très inégal, les industries médiatiques et les usagers, en particulier les enfants et les jeunes. Avec un seul slogan : l’autorégulation, conséquence de l’affaiblissement voire la disparition de toute régulation publique. Une autorégulation du côté des industries et une autorégulation que l’on fait peser sur les utilisateurs, sur les familles, sur les enfants et sur les jeunes, qui n’y sont pas forcément préparés. Face à cette réalité, nous souhaitons faire exister une co-régulation citoyenne, qui portera notamment les enjeux d’éducation, de culture et les valeurs de citoyenneté, dans l’intérêt de l’enfant. Il faut donc construire, voire imposer, des espaces de dialogue avec les industries médiatiques pour les alerter, pour donner le point de vue de citoyens organisés, agissant dans les secteurs de l’enfance et de la jeunesse. Vis-à-vis des pouvoirs publics, à propos des politiques ministérielles, là aussi nous faisons des propositions. Il s’agit de faire émerger des espaces multi-acteurs où l’on retrouve à la fois la société civile donc des associations éducatives, citoyennes et culturelles, les industries et les pouvoirs publics.

 Pour que l’ère numérique soit humaniste

La systématisation de l’éducation aux médias et à l’information peut être un atout pour la construction d’une citoyenneté participative. Elle peut répondre aux risques du totalitarisme politique s’appuyant sur des processus de surveillance des réseaux. Les développements technologiques ne sont pas éthiquement contrôlés alors qu’ils devraient l’être. L’éducation a toujours répondu à un souci d’humanisation de la société et de ses innovations.
Nous avons la nécessité d’opposer à une vision libérale de la « technologisation numérique » de l’éducation et de notre société, un projet politique humaniste qui adosse l’éducation aux médias et à l’information aux valeurs des droits de l’Homme et de son émancipation
Il y a là un défi majeur, pour l’éducation formelle et non formelle, articulées, tout en affirmant leurs finalités spécifiques. L’heure est, en effet, à l’essaimage, à la massification, donc à la systématisation de ces orientations. Un enjeu à la hauteur de la présence massive du numérique dans la vie des jeunes aujourd’hui.

Christian Gautellier
Président de Enjeux e-médias


Notes

- 2 Voir le site http://www.enjeuxemedias.org/



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